Wei Yi arrache la victoire au Tata Steel après un bouquet final explosif
Wei Yi a inscrit son nom au palmarès du Masters du Tata Steel Chess en domptant Nodirbek Abdusattorov, Gukesh Dommaraju et Anish Giri lors de départages rendus nécessaires par leurs victoires respectives en classique dans l'ultime ronde. Du côté tricolore, Alireza Firouzja a clôturé son événement par une nulle dans la souffrance avec les pièces noires face à Praggnanandhaa Rameshbabu pour un bilan plutôt positif malgré quelques trous d'air compensés par des coups d'éclat.
Dans le Challengers, Leon Luke Mendonca s'est fait une grosse frayeur contre Divya Deshmukh mais s'est finalement imposé pour devancer d'un demi-point Daniel Dardha et Marc'Andria Maurizzi qui a terminé son superbe tournoi par une nulle solide avec les noirs contre Erwin l'Ami.
Résultats du Masters - Ronde 13
Classement final
La dernière journée de l'édition 2024 du Tata Steel restera longtemps gravée dans les mémoires. Le tournoi n'avait plus connu d'égalité à quatre pour la première place depuis 35 ans, lors du premier succès (partagé) de Viswanathan Anand avec les GM Zoltan Ribli, Predrag Nikolic et Gyula Sax, et un score de 7,5/13 en 1989. C'était bien avant que le tournoi ne dise adieu au concept de co-vainqueurs et n'introduise d'excitants départages en 2018.
Aujourd'hui, tout s'est joué sur le fil, dans une dernière ronde qui avait démarré en douceur avec l'affrontement très pacifique entre le champion du monde Ding Liren et la championne du monde Ju Wenjun. Un tel duel s'était produit pour la dernière fois en 2015 dans ce même tournoi entre Magnus Carlsen et Hou Yifan. Avant cela, il fallait remonter à 1971 pour un affrontement Gaprindashvili-Spassky, à Goteborg 1971, puis avant la Seconde Guerre mondiale et une partie Alekhine-Menchik, à Montevideo en 1939.
La meilleure joueuse de tous les temps, Judit Polgar n'ayant jamais voulu participer au cycle de Championnat du Monde féminin, ces face-à-face entre couronnés se sont donc révélés très rares dans l'histoire. La championne n'avait encore jamais réussi à tenir la dragée haute à son homologue masculin jusqu'à aujourd'hui et une nulle facilement obtenue avec les noirs par Ju Wenjun.
Ian Nepomniachtchi et Jorden van Foreest ont également écourté les débats, faute d'enjeu, mais les événements ont rapidement pris une tournure passionnante... et plus animée. En effet, comme le premier jour, un groupe de manifestants a commencé à bloquer la route d'accès à Wijk aan Zee, puis s'est rendu en ville au lancement de la ronde. Comme les manifestants n'étaient pas les bienvenus dans la salle de jeu, ils sont passés à une autre forme de protestation : faire beaucoup de bruit, ce qui a duré quelques heures. On pouvait certainement entendre le raffut à l'intérieur de la salle de jeu, où les Grands Maîtres et les amateurs avaient tous reçu par prophylaxie des boules Quies.
Meanwhile, @NLRebellion is once again protesting against the use of coal by @TataSteelNL, “the most harmful fossil fuel for the climate.” Since the organizers decided not to welcome the protesters inside, they are currently making noise in front of the venue to make their point. pic.twitter.com/rX4HewHrfS
— Peter Doggers (@peterdoggers) January 28, 2024
Si certains joueurs de l'Open ont décidé de se mettre d'accord sur une nulle rapide afin d'éviter les gaffes dues au bruit, les Grands Maîtres ne jouissaient pas de ce luxe. Tous ceux encore en lice pour la victoire finale se sont donc livrés une lutte acharnée.
Wei Yi a été le premier des cinq leaders à s'imposer dans un style éblouissant avec les blancs face à Vidit Gujrathi. Le joueur chinois a opté pour le Système Colle avec 1.d4, 2.Cf3 et 3.e3, puis s'est saisi de l'initiative avec la percée centrale 9.e4, pour enchainer par un brillant sacrifice de qualité et conclure avec une attaque irrésistible.
Après huit rondes, Wei ne comptait "que" 50 % et il était difficile de l'imaginer se mêler à la lutte pour le titre. Grâce à une fin en boulet de canon et un score de 4,5/5, le GM chinois a pu se donner le droit de rêver.
Le GM Rafael Leitao a analysé cette superbe partie du vainqueur du tournoi :
Wei a refusé une interview, pressentant des départages et a filé dans sa chambre d'hôtel pour se reposer pendant que trois de ses rivaux le rejoignaient à 8.5/13. Le tenant du titre, Giri fut le premier à revenir à hauteur grâce à une victoire convaincante avec les blancs après avoir annoncé la couleur : "Bien sûr, je dois jouer pour gagner aujourd'hui, il est évident que quelqu'un d'autre gagnera aussi, c'est très probable, et même si personne ne gagne, c'est mieux de l'emporter que de faire nulle".
Comme dans la plupart de ses défaites précédentes, Max Warmerdam a d'abord bien réagi pour éviter des problèmes précoces mais s'est emmêlé les pinceaux une fois en zeitnot. Le très maigre demi-point engrangé au cours de ses 7 dernières rondes n'a touttefois semble-t-il pas atteint son moral même s'il regrettait "avoir manqué d'énergie dans les moments critiques".
Parallèlement à la victoire de Giri, les autres leaders paraissaient en excellente posture pour se joindre à la fête. Pendant qu'une chaîne de télévision néerlandaise se tenait tout près de l'endroit où il était interviewé, il a déclaré : "Je sais que les médias néerlandais n'aiment pas les échecs, mais ils aiment les départages !".
Gukesh Dommaraju fut le suivant à s'imposer en terrassant Parham Maghsoodloo après une partie sauvage. Interrogé sur le sacrifice de cavalier du GM iranien au 16ème coup, Giri a estimé qu'il ne pouvait pas être correct, mais plus la partie avançait, plus il semblait que ce n'était pas clair. Et en effet, d'après la machine, Maghsoodloo n'était plus moins bien au trentième coup.
"J'étais très heureux de la façon dont il jouait", a déclaré Gukesh. "C'est un grand combattant, il a même tenté sa chance aujourd'hui. C'est devenu très compliqué".
En fin de compte, Gukesh a pu convertir son avantage matériel dans une bataille où les deux rois ont certainement attrapé un rhume à force de trainer dans les courants d'air.
"Comme je l'ai dit lors de la cérémonie d'ouverture, mon objectif est d'améliorer mon résultat", a avancé Abdusattorov après avoir effectivement amélioré son score par rapport à l'année dernière en battant Alexander Donchenko, s'assurant au passage une place dans les départages.
Selon Abdusattorov, cet affrontement a également été marqué par de nombreux hauts et bas, et par des erreurs de timing. "Je pense que c'était une partie intéressante à regarder !".
Il ne restait plus que la partie entre Praggnanandhaa et Firouzja, ce qui a rappelé certains (mauvais) souvenirs datant de l'édition 2021. On avait alors demandé au numéro 1 tricolore - pourtant encore en lice pour la victoire finale - de déplacer son échiquier dans un autre endroit de la salle de jeu pour faire de l'espace, ce qui s'était mal terminé. Cette année, les organisateurs ont décidé d'éviter de répéter les mêmes erreurs et la partie s'est soldée tranquillement par le partage du point.
It would be lack of any sense of humor, not to ask Alireza to change his table, to make room for the play-off.
— Peter Heine Nielsen (@PHChess) January 28, 2024
Les départages consistaient en des demi-finales, suivies d'une finale, le tout en mini-match de 2 parties en 3+2, mais en cas de mort subite, les blancs disposaient de seulement 2,5 minutes.
Wei a bénéficié de la chance typique du vainqueur dans la toute première joute où, totalement perdant, il a réussi à sauver la nulle grâce à un perpétuel contre Abdusattorov :
Wei s'est ensuite imposé avec les noirs dans une bataille complexe où son attaque sur le monarque adverse a prévalu.
Pendant ce temps, Giri avait commencé par une victoire assez heureuse face à Gukesh, mais n'a pu tenir la nulle dans la revanche et a cédé dans la partie mort subite :
En finale, Wei a réussi à sécuriser la nulle avec les noirs en finale puis a fait preuve d'un sang-froid impressionnant avec les blancs et d'une technique implacable pour s'envoler vers la victoire.
"Je me suis senti vraiment détendu après la dernière ronde classique", a-t-il reconnu à ce sujet. "Je n'étais pas très confiant car mes adversaires sont bien sûr très forts en blitz. Je voulais simplement faire de mon mieux".
"Je suis très excité et heureux de remporter ce tournoi très relevé. C'est le plus beau succès de ma carrière aux échecs", s'est réjoui Wei, qui est le premier Chinois à remporter le tournoi, qui existe depuis 1938.
Il y a neuf ans, Wei avait gagné le Challengers et un mois plus tard, il devenait le plus jeune Grand Maître à franchir la barre des 2700 à l'âge de 15 ans. Il a donc dû attendre longtemps avant de gagner son premier "super tournoi", ce qui s'explique en grande partie par ses études à d'économie et de gestion à l'Université de Tsinghua depuis 2018. Il prévoit d'obtenir son diplôme en juillet, après quoi, il se concentrera à nouveau pleinement aux échecs. Il n'a après tout que 24 ans et un immense talent !
Le directeur du tournoi, Jeroen van den Berg, l'a déjà invité pour l'année prochaine, et Wei a répondu que la probabilité qu'il défende son titre en 2025 s'élève à 99 %.
Résultats du Challengers - Ronde 13
Classement final
Maurizzi aura donc mené presque de bout en bout le Challengers avant de se faire coiffer au poteau par Mendonca, auteur d'une fin de tournoi supersonique (5.5/6), synonyme de ticket pour le Masters l'année prochaine.
Réalisant que Mendonca était gagnant après une gaffe de son adversaire, notre prodige corse a décidé d'accepter la nulle pour conclure son formidable tournoi sur une note positive.
Le vainqueur a quant à lui déclaré : "Je suis très heureux et soulagé, car le tournoi était longtemps très incertain, je n'étais pas toujours en position de l'emporter et ce n'est qu'avant cette ronde que j'ai eu une vraie chance. J'ai aussi eu besoin de beaucoup de réussite, mais je suis surtout soulagé".
Mendonca connaissait la théorie jusqu'au 19ème coup mais a commencé à emprunter un mauvais chemin peu après. Pendant les dix coups suivants, c'est Desmukh qui était en position de force face au roi blanc en grand danger au centre de l'échiquier.
"J'ai tellement mal joué", a reconnu Mendonca, "c'était tout simplement honteux, j'ai fait les choses les plus suspectes qui soient et je m'en suis sorti à la fin, c'était vraiment dingue !".
c'était tout simplement honteux, j'ai fait les choses les plus suspectes qui soient et je m'en suis sorti à la fin, c'était vraiment dingue !
— Leon Luke Mendonca
Cependant, au 27ème coup, la joueuse indienne a commis une grosse erreur, prouvant à Mendonca que sa bonne étoile veillait toujours sur lui. Il est intéressant de noter que, dans un tournoi où les mesures anti-triche sont très strictes, Mendonca a peut-être été indirectement aidé par l'agitation dans la salle de jeu : "Je me demandais si je voyais des choses réelles ou si j'imaginais des choses, mais j'ai commencé à regarder encore et encore et je me suis dit que j'étais peut-être en train de gagner, mais je n'étais pas encore sûr et j'ai vu ces caméramans qui venaient me prendre en photo et je me suis dit que j'étais peut-être en train de gagner et que c'était la seule raison pour laquelle ils voulaient me prendre en photo".
Le Tata Steel se déroule du 13 au 28 janvier 2024 à Wijk aan Zee, aux Pays-Bas. La cadence est de 100 minutes pour 40 coups, suivies de 50 minutes pour terminer la partie avec un incrément de 30 secondes par coup. Les groupes Masters et Challengers sont des tournois toutes rondes comptant chacun 14 joueurs.
La retransmission du direct avec les GM Robert Hess et Daniel Naroditsky.
Précédemment :
- Regroupement en tête à 5 avant la dernière ronde ; Firou surclasse Nepo !
- Le chef d'œuvre de Wei Yi ; Abdusattorov se détache
- Abdusattorov et Gukesh prennent les commandes ; Maurizzi inarrêtable !
- Le cauchemar de Warmerdam (et d'Alireza)
- Cocorico ! Firouzja terrasse le champion du monde ; Maurizzi leader du Challengers
- Firouzja rechute ; regroupement en tête entre Abdusattorov, Gukesh et Giri
- Firouzja battu par la championne du monde
- Praggnanandhaa fait chuter le champion du monde et devient n°1 indien devant Anand
- Giri rejoint Firouzja en tête !
- Firouzja enchaine et prend les commandes en solitaire !
- Firouzja démarre en force le Tata Steel !