Championnat du Monde FIDE : une nulle hésitante pour commencer

Le champion du monde Magnus Carlsen et son challenger Ian Nepomniachtchi ont débuté leur duel pour la couronne mondiale à Dubaï par une nulle. Les deux joueurs ont semblé rattrapés par la pression, prenant quelques décisions hâtives, si bien que la répétition de coups intervenue peu après le contrôle de temps est apparue comme un résultat logique dans une finale équilibrée.

Repoussé d'une année entière en raison de la pandémie de coronavirus, le Championnat du Monde d'échecs a enfin pris son envol ce vendredi à l'Exhibition Center de Dubaï. Le sempiternel numéro un mondial et le vainqueur des Candidats, se sont affrontés devant l'échiquier pour la première fois lorsqu'ils étaient encore en culottes courtes lors du Championnat Mondial des moins de 12 ans de 2002 à Peniscola, en Espagne. Presque vingt ans plus tard, ils se retrouvent de nouveau face-à-face avec cette fois pour enjeu, la couronne mondiale, agrémentée d'un prix de 2 millions d'euros.

Carlsen a défendu avec succès à trois reprises son titre acquis en 2013 et dispute son cinquième duel au sommet. Quant à Nepomniachtchi, pour son galon d'essai, il ne peut combattre sous ses couleurs russes. En effet, l'interdiction de l'Agence mondiale antidopage concernant le drapeau, le nom et l'hymne des athlètes russes est toujours en vigueur dans les événements de type Championnat du Monde. Le drapeau de Nepomniachtchi sur la table de jeu présentait initialement le logo de la Fédération russe des échecs avec son nom en toutes lettres, mais a dû être remplacé à la dernière minute par un drapeau indiquant simplement "CFR" (Fédération d'Échecs Russe).

"Évidemment, ce n'est pas une bonne chose de jouer sans vos drapeau et hymne habituels, mais vous savez, pendant une partie d'échecs, c'est aux coups que vous pensez", a réagi un Nepomniachtchi, à priori pas trop impacté.

Les deux duellistes avaient croisé le fer 14 fois en classiques avant le début du match (avec un score étonnant de 4-1 en faveur du challenger) et devraient doubler ce total à l'issue des trois semaines à venir, après le passage de 12 à 14 parties par rapport aux matchs survenus entre 2006 et 2018.

Un autre changement majeur concerne le calendrier, puisque la FIDE a fait en sorte de supprimer les jours de repos durant les week-ends (ce qui garantit plus de spectateurs !), tous les vendredis, samedis, dimanches, mardis et mercredis seront donc jours de match.

En tant que plus gros événement échiquéen à Dubaï depuis les 27èmes Olympiades de 1986, le match se déroule parallèlement à l'Expo Universelle 2020, qui présente 200 pavillons, dont 191 sont représentatifs des pays participants. Le pavillon espagnol est fortement axé sur le thème des échecs.

Une figure clé de la scène échiquéenne locale n'a malheureusement pas pu vivre ce match dans son pays. Ali Abu Khalil, considéré comme un père fondateur des échecs aux EAU, est décédé le matin avant la première partie.

Pour en revenir à une note plus joyeuse, Carlsen conserve de bons souvenirs de Dubaï : c'est là qu'il a signé sa troisième norme de GM en 2004, et c'est également à Dubaï, 10 ans plus tard, qu'il a remporté les Championnats du Monde de rapide et blitz, devenant ainsi le premier joueur à détenir le titre dans les trois formats. Cette année là, un certain Nepomniachtchi avait terminé vice-champion du monde de blitz.

Comme lors des récents duels pour le titre, une paroi de verre sépare les spectateurs et les joueurs. La vitre n'est pas naturellement sans tain mais fonctionne comme telle lorsque les lumières pénètrent la zone des spectateurs.

Un peu plus de 300 amateurs d'échecs ont acheté leur billet lors de cette première journée, avec des prix allant de 95 AED (26 dollars américains) à 1900 AED (517 dollars américains) pour les VIP. Une petite attention des organisateurs, qui est la norme au super-tournoi de Dortmund depuis de nombreuses années mais qui fait souvent défaut aux autres événements de haut niveau, est que les spectateurs peuvent écouter les commentaires prodigués sur place (par Vishy Anand et Anna Muzychuk) à l'aide d'émetteurs et d'écouteurs.

Le résultat nul de cette première partie n'a pas été une grande surprise ; de même, lors des cinq précédents matchs pour le titre, la partie d'ouverture s'était terminée pacifiquement (lors du dernier match, en 2018, toutes les parties classiques s'étaient soldées par la nulle). Lors des 45 matchs de l'histoire des Championnats du Monde, en partant de Steinitz-Zukertort en 1886, les parties d'ouverture décisives ont pourtant été les plus fréquentes : 26 fois, contre 19 nulles, avant aujourd'hui, mais cette tendance est en train de s'inverser.

La phase d'ouverture de cette première partie à Dubaï a révélé instantanément la profondeur de la préparation des joueurs et leur utilisation des nouvelles technologies, notamment des moteurs d'analyses basés sur des réseaux neuronaux tels que Stockfish et Leela Zero.

Nepomniachtchi, arrivé sur l'échiquier plus de 15 minutes avant le coup d'envoi, a ouvert par 1.e4 et a opté pour la Ruy Lopez (3.Fb5). Fort de son expérience de l'Écossaise (3.d4), il pourrait renouer plus tard dans le match avec les amours de Garry Kasparov qui avait remis cette ouverture au goût du jour face à Anatoly Karpov en 1990.

Carlsen n'a pas répondu avec la variante Berlin et a choisi 3...a6 à la place. Comme il l'avait fait deux fois dans son match de 2016 contre Sergey Karjakin, le champion du monde a semblé préparer le terrain à un Gambit Marshall et, comme Karjakin, Nepomniachtchi l'a évité avec 8.h3.

La dernière fois que ce célèbre gambit a été accepté dans un Championnat du Monde remonte au duel Kramnik-Leko en 2004. 11 ans plus tôt, Kasparov l'avait également refusé. 

In 1993, @Kasparov63 set the renowned Soviet theoretician, Efim Geller, to work on the Marshall Attack. He reported back that White had no advantage in any line. 30 years later, that view apparently still prevails. #FIDEmatch2021

— Nigel Short (@nigelshortchess) November 26, 2021

La première grande surprise est venue de Carlsen au huitième coup. L'intéressant 8...Ca5 n'est que le sixième choix le plus populaire dans cette position chez les humains mais se trouve être le premier de Leela.

La position après 8...Ca5.

Cela ressemble au Gambit Gajewski (1.e4 e5 2.Cf3 Cc6 3.Fb5 a6 4.Fa4 Cf6 5.0-0 Fe7 6.Te1 b5 7.Fb3 d6 8.c3 0-0 9.h3 Ca5 10.Fc2 d5), inventé par le GM polonais et longtemps secondant d'Anand, Grzegorz Gajewski, qui a lui-même tweeté :

How many Gajewski Gambits are there??!! #CarlsenNepo

— Grzegorz Gajewski (@GajuChess) November 26, 2021

Nepomniachtchi a répondu presque instantanément 9.Cxe5, montrant que son équipe avait également étudié cette ligne. Ses secondants sont les GMs Sergey Yanovsky (un de ses premiers entraîneurs), Vladimir Potkin mais aussi Karjakin, aperçu lors de la cérémonie d'ouverture aux côtés de son bon ami Teimour Radjabov. Néanmoins, il n'a pas encore été confirmé que le numéro 1 azéri faisait partie de l'équipe de Nepomniachtchi.

Officiellement, rien n'a encore été révélé sur l'équipe de Carlsen, bien qu'il soit fort probable que les GMs Peter Heine Nielsen et Laurent Fressinet travaillent à nouveau pour lui. Lorsqu'un journaliste a demandé à Carlsen, lors de la conférence de presse, si son choix d'ouverture suggérait qu'il avait également un Allemand dans l'équipe (faisant référence au GM Jan Gustafsson, spécialiste du Marshall), Carlsen a répondu avec humour : "Vous pouvez spéculer autant que vous voulez, c'est la moitié du plaisir d'être journaliste lors d'un Match de Championnat du Monde !".

Vous pouvez spéculer autant que vous voulez, c'est la moitié du plaisir d'être journaliste lors d'un Match de Championnat du Monde !
—Magnus Carlsen

Selon un journaliste allemand, L'équipe de Nepomniachtchi comprend également Marcus Lindner, le préparateur physique du club de basket du Bayern Munich. Un autre "membre de l'équipe" a été révélé par Nepomniachtchi peu avant le match dans une interview accordée au Guardian. Comme pour les Candidats, il a eu accès au superordinateur Zhores, basé à l'Institut des sciences et des technologies Skolkovo, à Moscou. 

"Cela ne peut pas nuire à mes chances, a déclaré Nepomniachtchi à ce sujet. "Et ce superordinateur, parce que c'est un énorme centre de données qui peut être utilisé pour la recherche scientifique, est, je l'espère, plus efficace que les autres."

Un fait intéressant est que le président de la Fondation Skolkovo est aussi le président de la FIDE Arkady Dvorkovich. Si l'on ajoute que PhosAgro est le principal sponsor du match, il est clair que la Russie a eu de nombreuses occasions d'aider son représentant.

Retour à la partie, où les joueurs ont continué à jouer relativement vite jusqu'au 16ème coup qui comprenait l'étrange séquence 14.Rf1 Tfb8.

Le coup clé du jour : 14.Rf1!!

Ce coup surprenant est considéré comme brillant par l'ordinateur et atteste de la préparation d'ouverture de haut niveau de Nepo. Ce coup n'avait jamais été joué dans des parties de Grand Maître (bien qu'il l'ait été par correspondance), c'est donc une nouveauté théorique ! Selon l'explication de Caruana durant le direct, il contient deux idées : (1) rapprocher le roi du centre en prévision de la finale et (2) pouvoir répondre à 14...Dxe5 par 15.Dxb7 avec la tour e1 défendue.

Après 16 coups, la partie avait donc quitté les sentiers battus par les humains. Cependant, le GM Erwin l'Ami a souligné sur Twitter que la position sans dame du milieu de jeu avait été largement testée par les ordinateurs.

A ton of engines games have reached the current position. Most of them continued 17.Nc3 Nb4 18.Rac1 when White can try to make use of the extra pawn. #CarlsenNepo pic.twitter.com/X0ScYoiqR4

— Erwin l'Ami (@erwinlami) November 26, 2021

Même si ce n'était pas un vrai Gambit Marshall, la situation était similaire : un pion de plus pour les blancs avec une compensation pour les noirs sous la forme de la paire de fous et d'une certaine activité. En dehors de cela, pour notre commentateur vedette, Fabiano Caruana : "Nepomniachtchi est objectivement mieux mais Magnus connaît la position".

"Je n'ai été que très peu optimiste durant la partie", dira Nepomniachtchi après coup. "C'est une ligne assez curieuse pour les noirs avec une compensation minime."

"La position que j'ai obtenue ne me posait aucun problème particulier", a contré Carlsen. "L'ouverture que j'ai jouée n'est pas une ouverture que vous pouvez vous permettre si vous n'êtes pas prêt à avoir un pion de moins contre la paire de fou. Mais après cela, on a l'impression que les blancs ont un peu plus de possibilités de manœuvrer et que les noirs doivent généralement être davantage dans la réaction."

Peu après, deux paires de pièces mineures ont été échangées, ce qui a également impliqué la détérioration de la structure de pions des blancs à l'aile roi. Nepomniachtchi a qualifié son 22.Ff4 de "logique" car il échange une paire de fous. "Mais cela ne fonctionne pas pour des raisons positionnelles et tactiques", a-t-il ajouté. "Donc, fondamentalement, après que j'ai laissé ces échanges se produire, je ne pouvais pas espérer mieux que la nulle".

Carlsen, sur cette phase : "J'étais assez content du plan que j'ai finalement trouvé : abandonner la paire de fous dans une certaine mesure semble très contre-intuitif, mais je pensais que j'aurais encore une compensation raisonnable avec sa structure de pions affaiblie et ses pièces relativement passives. J'ai au moins pu le justifier à moitié dans la partie".

Caruana n'a guère apprécié le coup 33.Cg2 de Nepomniachtchi, trop passif à son goût, et après 33...b4, il a commencé à devenir clair que Carlsen était dans son élément.

Position après 33...b4.

Après coup, Carlsen a admis qu'il avait été "légèrement inquiet" plus tôt dans la partie mais se sentait mieux une fois cette position atteinte : "J'étais content d'avoir trouvé cette idée avec 33...b4 mais je savais que s'il restait prudent et ramenait son roi, les chances de gagner la partie n'étaient pas réalistes."

Ayant débité l'ouverture à grande vitesse, les joueurs n'ont jamais eu à craindre un potentiel zeitnot. Dans cette phase finale de la partie, Nepomniachtchi a retrouvé sa précision pour éviter tout problème plus important que la légère pression qu'il subissait.

Cinq coups après le contrôle du temps, la partie s'est terminée par la répétition logique des coups, peu après que Caruana ait déclaré à propos de Nepomniachtchi : " Il n'est pas le type de joueur à forcer la nulle dans cette position ", bien que l'ancien challenger ait rapidement ajouté que les choses fonctionnent différemment dans les Matchs de Championnat du monde.

Nepomniachtchi nourrissait des sentiments mitigés à l'idée de commencer son tout premier match pour le titre par une nulle avec les blancs : "Normalement, avec les blancs, vous voulez essayer de gagner mais la nulle est un résultat standard. C'était je suppose une bonne partie de la part de Magnus, je ne ressens donc rien de spécifique."

Lorsqu'un journaliste l'a poussé à se livrer davantage, le GM russe a répondu : "Je me sens comme on se sent après une nulle avec les pièces blanches. Je veux dire, c'est un résultat assez habituel de nos jours, mais quand même, vous voulez évidemment plus."

"Le résultat est solide", a déclaré Carlsen. "J'ai l'impression d'avoir été un peu chancelant à certains moments. Il y a certainement des choses que j'aurais pu mieux faire, mais dans l'ensemble, je pense que le résultat est assez juste."

Score du Match

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Le MF Mike Klein a contribué à ce compte-rendu, traduit et adapté en français par le MF Samy Robin.

Comptes-rendus :

• Lancement officiel du choc entre les "frères ennemis" avec la conférence de presses
• Carlsen-Nepomniachtchi : pronostics
• Magnus Carlsen : à la découverte du champion
• Ian Nepomniachtchi : à la découverte du challenger
• All The World Chess Champions
• Championnat du Monde FIDE 2021, Carlsen-Nepomniachtchi : toutes les infos