Qu'est-il arrivé au top niveau ?
À la fin de l'année 1984, le magazine soviétique - alors en vogue - Chess In The USSR, a consacré dans ses colonnes un article détaillé à la première partie du match de Championnat du Monde, mettant aux prises Capablanca et Alekhine, à Buenos Aires en 1927.
L'auteur, maître V. Goldin (aucun lien de parenté avec le Grand Maître américain Alex Goldin) a remis en question de nombreuses décisions prises par les deux champions légendaires. Beaucoup de joueurs d'échecs et d'analystes, dont le célèbre entraîneur Mark Dvoretsky, ont participé à cette longue discussion.
Les gens utilisant aujourd'hui à peu près tous le même moteur d'analyse, il est difficile d'imaginer cette bataille de points de vue à si grande échelle. Cette partie, jouée il y a presque 60 ans, demeurerait pourtant intéressante et pertinente à étudier pour notre communauté échiquéenne. Malheureusement, l'analyse pointilleuse et les débats qui en résulteraient - jadis assez courants -font désormais partie d'une époque révolue. Seuls quelques super-tournois se déroulaient chaque année, ainsi toutes les parties disputées par les joueurs de l'élite revêtaient une grande importance.
De telles parties étaient donc analysées et réanalysées pendant des décennies mais les choses ont depuis lors bien changé : le rythme actuel de nos calendriers est davantage de l'ordre de deux super-tournois par mois. il est donc compliqué de tout suivre, et encore plus d'analyser en profondeur chacune des parties. Une des conséquences regrettables de cette situation est que bon nombre d'entre elles et/ou de positions pourtant très instructives disparaissent dans les limbes de notre mémoire, balayées par l'avalanche de données qui arrivent chaque semaine.
Les joueurs d'échecs reproduisent les mêmes erreurs et tombent dans les mêmes pièges.
Je ne m'inquiète pas du fait évident que personne en 2079 n'analysera sérieusement les parties des meilleurs joueurs actuels, puisque d'ici là les ordinateurs auront complètement formaté notre jeu. Mon regret est qu'aujourd'hui, les joueurs d'échecs n'ont tout simplement plus le temps d'analyser sérieusement leurs parties, et par conséquent, ils font les mêmes erreurs encore et encore.
En voici un exemple simple. N'importe quel joueur sérieux de ma génération connaît la partie suivante :
Les Noirs ont perdu parce qu'ils ont commis le péché capital des finales de fous : mettre leurs pions sur des cases de la même couleur que leur unique pièce.
Le commentaire sévère de Dvoretsky quant au bien-fondé du coup 30...g6 ne fait que souligner ce point :
C'est drôle de voir un Grand Maître jouer comme ça ! Il réalise que 30...Ce6 est contré par 31.Cf5, et sans aucune hésitation place un pion de plus sur les cases de même couleur que son fou.
Maintenant, transposons à des exemples modernes :
Comment un super-GM comme Teimour Radjabov a-t-il pu mettre son pion sur a4, où il fut par la suite grappillé ? N'est-ce pas une défaillance positionnelle élémentaire ? Curieusement, nous avons pu assister à une erreur très similaire lors du dernier super-tournoi :
Au passage, nous nous sommes déjà penchés sur une situation jumelle dans une partie d'Hikaru Nakamura dans cet article :
Les erreurs en finales ne sont pas les seuls dommages collatéraux du rythme insoutenable du calendrier. Les joueurs d'échecs répètent leurs erreurs et retombent inlassablement dans les mêmes pièges.
Voici un exemple extrait de mon vieil article:
La semaine dernière, Levon Aronian a subi la même désillusion :
D'un côté, il est fantastique que les meilleurs joueurs participent à autant de tournois, beaucoup de géants des échecs du passé ont souffert financièrement à la fin de leur vie, il est donc appréciable que l'élite actuelle gagne très bien sa vie. De l'autre côté, en regardant ces gars qui jouent les uns contre les autres encore et encore - jour après jour - je ne peux m'empêcher de penser au film classique They Shoot Horses, Don't They ? (On achève bien les chevaux, non ?)