Les secrets des nulles de salon
Aux échecs, les nulles de salon sont une réalité. On peut les détester, les combattre, mais quoi qu'il arrive, si deux joueurs ont décider de faire nulle, ils trouveront un moyen d'y arriver.
Parfois, les joueurs se mettent d'accord avant la partie, et échangent rapidement le maximum de pièces pour arriver le plus vite possible au résultat désiré. Il existe certaines ouvertures qui permettent d'arriver rapidement à ses fins, comme celle-ci, par exemple :
Il existe environ 1500 parties similaires dans la base de données. Je le reconnais, j'ai moi-même joué des nulles de salon à l'occasion, et serais par conséquent bien mal avisé de critiquer les joueurs y ayant recours. Il s'agit simplement d'un état de fait, de quelque chose qui existe, qu'on l'aime ou pas. Comme la pluie... (Que certains semble d'ailleurs apprécier) :
Pour certains, jouer une variante ennuyeuse et échanger toutes les pièces est trop déprimant. Ils se montrent par conséquent un peu plus créatif. Le maître international Albert Kapengut, grand ami et secondant de Mikhaïl Tal, avait partagé à ce sujet une anecdote amusante ayant eu lieu au tournoi internzonal d'Amsterdam, en 1964.
Tal s'était mis d'accord avec une autre légende des échecs soviétique, le GMI Leonid Stein, pour faire nulle au terme d'une variante excitante et très théorique. S'étant mis d'accord sur un ordre de coups bien spécifique, les deux hommes suivirent le plan à merveille. Tout à tour, chacun faisait semblant de se plonger dans une profonde réflexion, et pour les observateurs, la position semblait très prometteuse. Alors que Tal déambulait dans l'attente du coup de son "adversaire", il fut approché par le GMI tchécoslovaque Ludek Pachman.
"Bravo, tu l'as eu !" lui dit Pachman. "Quoi ?" répondit Tal, médusé. Avant qu'il n'ait pu ajouter quoi que ce soit, Pachman lui récita une longue ligne gagnante... Il s'agissait justement de celle qu'avait prévu de jouer les deux complices !
Tal via Wikipedia.
Pachman était un des meilleurs spécialistes des ouvertures de son époque, et il n'était pas surprenant qu'il connaisse la réfutation de cette variante, mais que pouvait faire Tal ? Entre temps, Stein avait joué son coup, et le letton se mis à réfléchir longtemps. S'il ne jouait pas le coup gagnant, comment allait-il pouvoir l'expliquer à Pachman ? Finalement, il trouva une fantastique "justification", et joua un coup sortant de la ligne pré-établie. Stein, interloqué et furieux de voir Tal dénoncer leur accord, se mit à réfléchir longuement à son tour. Le magicien de Riga tenta de rattraper le coup en proposant la nulle, mais Stein était désormais tellement en colère qu'il refusa !
La véritable partie commença alors mais, fort heureusement, elle se termina par la nulle. Bien entendu, les duettistes purent s'expliquer après la partie, et rentrèrent tranquillement à leur hôtel pour blitzer. Voici la partie en question :
Comme vous pouvez le constater, avec Tal, même les nulles de salon étaient passionnantes !
Le champion du monde Tigran Petrossian, bien que stylistiquement aux antipodes de Tal, était un autre géant du jeu. Voici une petite anecdote sur une de ses nulles de salon.
A la dernière ronde du championnat d'URSS 1975, Tigran Petrossian, qui menait le tournoi, rencontrait Lev Alburt, qui était lui bon dernier. Pour Alburt, le résultat importait peu, il resterait de toutes façons dernier. Pour Petrossian, en revanche, il était primordial. En cas de victoire, il remportait le tournoi en solitaire, et en cas de nulle, il était au moins assuré de la première place ex-aequo. Fidèle à son style prudent, l'arménien évita de prendre le moindre risque et proposa la nulle avant même de jouer.
Alburt répondit que même si le résultat n'avait plus d'incidence sur son tournoi, deux de ses amis, les GMI Vaganian et Gulko, n'étaient qu'à un demi-point de Petrossian, et il alla leur demander leur avis. "Les gars, Petrossian m'a proposé de faire nulle. Vous comprendrez que, comme je suis dernier, je n'ai qu'une envie, c'est d'en finir le plus vite possible et de rentrer chez moi. Mais si vous voulez que je joue pour le gain, je veux bien essayer. Si vous avez des lignes à me proposer contre lui, je suis preneur..."
"File !" lui répondirent en cœur Gulko et Vaganian sans le laisser finir. "Va le voir et accepte, avant qu'il ne change d'avis !"
"Mais j'ai les blancs..." répondit Alburt, un peu vexé.
"On s'en moque, prend la nulle !" insistèrent ses amis.
Alburt alla donc voir Petrossian et les deux hommes se mirent d'accord sur la suite de coups exacte à jouer le lendemain.
Comme vous pouvez le voir, les nulles de salons ont aussi leurs secrets. La prochaine que vous voyez une superbe nulle de combat assortie de multiples sacrifices, comme cette partie...
... vérifier la base de données avant de crier au génie. Il pourrait déjà y avoir des dizaines de parties identiques à l'originale, jouée il y a près de 150 ans !