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Le Waterloo de Bobby Fischer
Cette partie s'est déroulée juste avant que Fischer n'atteigne les sommets.

Le Waterloo de Bobby Fischer

Gserper
| 81 | Stratégie

Le destin trace son chemin en toute urgence vers les puissants et ceux qui commettent des actes de violence.

Tels sont les premiers mots de la célèbre nouvelle Die Weltminute von Waterloo (La Minute mondiale de Waterloo) de Stefan Zweig. Alors qu'il raconte l'instant critique où cette bataille historique a basculé, le geek fou d'échecs qui est en moi n'a pu s'empêcher d'y voir un parallèle troublant avec le combat légendaire qui mit aux prises Bobby Fischer et Bent Larsen. L'américain subit alors l'une de ses dernières défaites avant son ascension fulgurante jusqu'au sommet.

Voici comment l'histoire démarra à Waterloo :

De onze heures à une heure, les régiments français prennent d'assaut les hauteurs, s'emparent des villages et des positions militaires, sont repoussés, puis, repartent à l'attaque de nouveau.

Et voilà le postulat de départ sur l'échiquier :

Avec leur dernier coup, les noirs ont créé la menace 14...b4, qui délogerait le cavalier c3, unique protecteur du pion e4. Tâchez d'imaginer que vous disputez un tournoi et que cette partie est la votre.

Que joueriez-vous ici avec les blancs ?

Bobby Fischer

Bobby Fischer via Wikipedia. 

Pendant que vous réfléchissez, retournons à nos moutons belges :

Les deux armées sont autant lessivées que chacun des commandants est inquiet. Ils savent que la victoire ira à celui dont les renforts arriveront les premiers, Wellington compte sur Blücher tandis que Napoléon espère Grouchy. Le Petit Caporal, comme le surnommait ses soldats, ne cesse d'envoyer sur le terrain des officiers d'ordonnance tout en relevant nerveusement vers le ciel son télescope. Si son maréchal arrive à temps, le soleil d'Austerlitz brillera de nouveau sur la France.

Vous savez à présent que les deux commandants attendent des renforts pour frapper l'ennemi les premiers, à partir de là, deviner le coup que Fischer devrait jouer avec les blancs devient plus évident : 

Est-ce ce qui est arrivé à Waterloo ? Non !

Si Grouchy avait pris son courage à deux mains, s'il avait été assez téméraire pour désobéir à l'ordre (de Napoléon) et suivre son instinct guidé par des signes qui ne trompaient pourtant pas, alors il aurait pu sauver la France. Cependant, un subalterne naturel obéira toujours aux ordres qui lui ont été donnés plutôt que de répondre à l'appel de son destin. Par conséquent, Grouchy refusa fermement de changer leurs plans, arguant qu'il aurait été irresponsable de diviser davantage un si petit corps d'armée.

A l'image de Grouchy, Fischer considéra qu'il était irresponsable d'abandonner son pion central, c'est pourquoi, au lieu de l'incisif 14.h5!, il opta pour le plus passif : 14. f3?

Garry Kasparov revient sur cette décision dans son ouvrage remarquable My Great Predecessors : "Pour Fischer, cette position était nouvelle et plus important encore, trop confuse, limite bordélique. Il ne se sentait pas à l'aise dans ce type de positions, il s'est donc simplement contenté de défendre son pion. Après quoi, l'attaque des noirs prend une avance irréversible sur la sienne !

Kasparov va même plus loin, affirmant que : "Le paradoxe est qu'aujourd'hui 14.h5! serait joué par n'importe quel joueur de club." 

Ce jugement envers Fischer me semble trop sévère et j'ai besoin, chers lecteurs, de votre aide pour m'en assurer. Au début de l'article, je vous ai posé la question : que feriez vous dans cette position ? Auriez-vous tous bravement pousser votre pion h ou bien certains d'entres vous auraient privilégié la défense de leur pion central comme l'a fait Fischer avec 14.f3 ? 

C'est trop facile de critiquer nos protagonistes après coup. Essayez de vous mettre à la place de Grouchy ne serait-ce qu'une seconde, à l'instant critique de la bataille. S'il désobéit aux ordres de Napoléon et que cela tourne mal, il ne fait pas l'ombre d'un doute que sa tête terminera au bout d'une pique. A contrario, personne ne pourra lui reprocher d'avoir suivi l'ordre de son commandant ! 

Alors oui, Fischer n'appréciait pas les positions irrationnelles, mais il aimait encore moins sacrifier ses pions. Il préférait de loin manger ceux de ses adversaires même si cela le mettait en sérieux danger. Il a gagné ainsi de nombreuses parties dans la variante du pion empoisonné de la Sicilienne Nadjarof :

Avec du recul, on ne se trompe jamais, il est donc facile de critiquer post factum le 14. f3 de Fischer, bien que ce coup soit la pierre angulaire de la stratégie blanche dans la l'attaque anglaise de la Sicilienne, comme dans la partie suivante : 

Les conséquences de la mauvaise décision de Grouchy sont bien connues :

La cavalerie prussienne charge l'armée française épuisée et anéantie. Le cri mortel monte : “Sauve qui peut!” En quelques minutes, la Grande Armée n'est plus qu'un flot torrentiel d'hommes terrifiés en fuite, emportant tout sur leur passage, même leur commandant. La cavalerie, éperonnant ses chevaux, se fraye un chemin à toute allure dans cette écume hurlante de peur et d'horreur, rapatriant le carrosse de Napoléon, le trésor de l'armée et toutes les pièces d'artillerie. 

La situation n'était pas plus glorieuse pour Fischer :

C'est incroyable comme un seul coup hésitant, en l'occurrence 14. f3 a pu ruiner une partie entière, mais c'est ce qui se passe en général dans les positions tranchantes comme des lames de rasoir où chacun des adversaires attaque l'autre sur l'aile opposée.

Deux ans après cette partie, Fischer est devenu champion du monde, mais qu'est-il advenu de Grouchy ?

Encerclé par une force cinq fois supérieure à la sienne, il rapatrie ses troupes en plein milieu de l'ennemi - un exploit tactique magistral - sans perdre un seul canon ou un seul homme et sauve la dernière armée de la France et de l'empire. Seulement quand il rentre au bercail, nul empereur ne l'attend pour le remercier, ni d'ennemi contre lequel diriger ses troupes. Il est arrivé trop tard, trop tard pour l'éternité. Même si en apparence, sa carrière suit une trajectoire ascendante avec la confirmation de son rang de maréchal et de pair de la France et qu'il prouve sa valeur dans ces fonctions, rien ne pourra jamais le ramener à ce moment qui aurait pu faire de lui le sauveur de la France, s'il avait été capable de saisir son destin à deux mains.

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