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Les joueurs du XIXème siècle étaient-ils mauvais ?
Paul Morphy en action, 1858.

Les joueurs du XIXème siècle étaient-ils mauvais ?

Silman
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Le membre de Chess.com LittlePawn988 m'a récemment écrit :

Il y a quelque chose qui me dérange. J'entends parfois des joueurs de tous niveaux parler de niveau des maîtres du passé, et parfois, je les trouve vraiment arrogant et irrespectueux. Même des joueurs relativement faibles n'hésitent pas à affirmer que Steinitz et ses contemporains Zuckertort, Blackburne ou encore Tchigorine étaient des mazettes qui jouaient à peine à un niveau. Certains avancent qu'un MI actuel battrait Capablanca ou Alekhine sans difficulté, et que Lasker fut champion du monde uniquement parce que ses contemporains étaient très faibles. Morphy semble être la seule légende à passer outre les gouttes des critiques.

Ces gens ont-ils raison dans leur évaluation du niveau des grand-maîtres du passé ?

SILMAN :

De nos jours, tout le monde a Twitter, et tout le monde croit tout savoir sur tout. Ceux qui ne comprennent rien aux sciences proclament que les scientifiques se trompent, et certains twittos (vous voyez bien desquels je veux parler, ceux qui se cachent derrières des pseudonymes pour cracher leur venin) s'en sont même récemment pris à un mannequin américain ayant participé à une séance photo au Japon. Pour eux, le fait de porter un kimono dénotait un manque de respect à la culture japonaise. Ce que ces critiques ignoraient visiblement, c'est que tout le monde, japonais ou non, peut louer ou acheter un kimono dans n'importe quelle ville du Japon.

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Le mannequin Karlie Kloss dans le numéro de mars 2017 du magazine Vogue. Photo : Mikael Jansson via Google Images / Vogue.

Mais revenons aux échecs. Notre jeu royal n'échappe malheureusement pas aux jérémiades des "je-sais-tout". Rabaisser les maîtres de jadis et le comble de l'égoïsme et de la stupidité. Sans Gioachino Greco (1600-1634), qui sait combien de siècles le jeu aurait du attendre pour découvrir ses thèmes tactiques majeurs ? Greco était également un formidable théoricien des ouvertures, et la plupart de ses découvertes sont encore jouées de nos jours. Je vous vois venir : "Était-il un bon joueur pour autant ?" Eh bien j'ai étudié Greco en profondeur, et je peux affirmer qu'il était plusieurs siècles en avance sur son temps. Sa vision tactique était celle d'un joueur à 2400 et en général (si l'on considère son jeu positionnel et son traitement des finales), il jouait au minimum comme un 2250 de nos jours, et aurait certainement atteint le niveau d'un MI, voire d'un GMI, si il avait eu des adversaires à sa mesure.

Il fut en outre le premier à comprendre l'importance des structures de pions, bien avant François André Danican Philidor (1726-1795) qui était, à mon avis, au mieux autour des 1900. (Pour être honnête, c'est un avis que peu partagent, mais je commence doucement à convaincre des joueurs titrés de la légitimité de cette affirmation.)

An old chess book.

Passons à des noms encore plus connus : Paul Morphy (1837-1884) avait clairement le niveau d'un grand-maître. Sa compréhension positionnelle était de haut niveau, et ses prouesses tactiques étaient tout bonnement scandaleuse. Joseph Henry Blackburne (1841-1924) était incroyablement talentueux (il aurait été un très fort MI voire un GMI à notre époque). Wilhelm Steinitz (1836-1900) jouait sans doute un jeu à l'ancienne, mais où en serions-nous sans son héritage ? Et s'il était aussi faible que certains veulent le faire croire, comment a-t-il dominé les échecs mondiaux des années 1870 à 1894 ? Il a fallu un Lasker pour le détrôner !

Emanuel Lasker (1868-1941) — Le plus grand joueur de l'histoire selon Tal. Capablanca (1888-1942) était considéré comme une machine, quasiment imbattable. Quant à Alexandre Alekhine (1892-1946) — Kasparov lui-même révère sa puissance tactique et son incroyable imagination.

Oui, je n'ai pas mentionné tout le monde, parlons donc un peu d'autres légendes du jeu : Zuckertort, Tchigorine, Pillsbury, Bogoljubov, Réti, Tarrasch, Nimzowitsch, Rudolf Spielmann (Deux victoires, deux défaites et de nombreuses nulles contre Capablanca), ils sont légions... Tous ces joueurs ont grandement contribué à la théorie des échecs modernes, et atomiseraient sans difficultés un 2400.

Et c'est là que ça devient inquiétant : Ces joueurs ont du CRÉER les ouvertures que nous nous contentons aujourd'hui d'apprendre. Leurs prouesses tactiques étaient du meilleur acabit, et que dire des finales... Capablanca, Akiba Rubinstein ou encore Emanuel Lasker seraient aussi bons, voire meilleurs en finale que l'élite actuelle des joueurs à 2700-2800.

Encore plus terrifiant : Ces joueurs n'avaient pas les dizaines de milliers de livres d'échecs qui pullulent à notre époque. Ils n'avaient pas ChessBase. Imaginez, si on leur laissait un an ou deux pour rattraper leur retard théorique avec des bases de données et des moteurs d'analyse ! Ils atteindraient un niveau monstrueux.

Voici un exemple de Greco démontrant tout sa compréhension positionnelle.

Voici une partie de Blackburne (1841-1924) dans une démonstration simultanée à l'aveugle. Ses adversaires étaient bien entendu autorisés à voir l'échiquier. Arriverez-vous à jouer comme Blackburne avec les yeux ouverts ?

Blackburne aimait les positions très aiguës, mais il était également capable de jouer positionnellement quand la position le réclamait.

Et n'oubliez pas : ces joueurs des années 1860/1870 jouaient la plupart du temps complètement ivres ! Et pourtant, quel niveau de jeu ! Sans connaissances modernes, Blackburne était craint dans le monde entier. Pensez-vous vraiment qu'un 2000, ou même un 2300, pourrait lutter contre Blackburne ? Impossible. Si Blackburne réapparaissait par magie en 2017 en passait une année à consulter les parties disponibles sur ChessBase, même les grand-maîtres actuels auraient de gros problèmes contre lui.

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LittlePawn988 a ajouté que "Certains avancent qu'un MI actuel battrait Capablanca ou Alekhine sans difficulté et que Lasker fut champion du monde uniquement parce que ses contemporains étaient très faibles."

Quelle fumisterie. Ces gens étaient soit en train de se moquer de vous pour le simple plaisir de troller, ou bien ils ont perdu la raison. Lasker était un titan des échecs. A l'âge de 50, et même 60 ans (un âge où la plupart des professionnels ont depuis longtemps pris leur retraite), il affrontait (avec succès) les jeunes les plus talentueux de la planète, scorant notamment 3-0 contre Euwe.

En ce qui concerne Alekhine, si les mauvais plaisantins sont incapables de voir l'évident génie dans ses parties, laissez-les dans leur ignorance. Certaines personnes sont irrécupérables. 

Je cite Kasparov, dans son excellent livre Mes grands prédécesseurs, Première partie :  “Alexandre Alexandrovich Alekhine a été qualifié de génie de la combinaison. Cependant, son incroyable vision combinatoire se basait sur de solides fondations positionnelles et était le fruit d'une stratégie puissante et énergique. On peut affirmer sans hésiter qu'Alekhine était un pionnier du style universel, basé sur l'entrelacement ultime des motifs tactiques et stratégiques."

Voici une célèbre partie du maître. Après l'avoir étudiée, on ne peut qui s'incliner face à la puissance quasi- surnaturelle d'Alekhine.

Pour conclure, il faut reconnaître que le talent peut apparaître n'importe quand et n'importe où. Mais ce qu'il faut retenir, c'est que la vieille garde a du se frayer elle-même un chemin que les maîtres modernes n'ont eu ensuite qu'à emprunter. Si l'on donnait à ces génies du passé les moyens d'aujourd'hui, il ne fait aucun doute qu'ils seraient de très forts grand-maîtres. En réalité, je n'ai aucun doute sur le fait que les plus brillants d'entre eux, tels Lasker, Capablanca et Alekhine, après s'être mis à jour, pourraient sans problème jouer au niveau de l'élite des 2800 actuelle.

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