Les grands fauves de l'échiquier : Dame contre deux tours
Les déséquilibres matériels sont difficiles à jouer, surtout pour les joueurs les moins expérimentés.
Vous ne verrez jamais de joueurs classés sous les 1700 ou 1800 Elo réaliser un sacrifice de dame positionnel ou même un sacrifice de qualité. A ce niveau, il est beaucoup plus facile de sacrifier une dame lorsque l'on est sûr de mater que de donner un pion pour dominer les cases noires.
Les positions dans lesquelles la dame combat deux tours sont typiques des déséquilibres souvent mal compris par ces joueurs.
Pourtant, les parties de ce type sont souvent très intéressantes. Dans une certaine mesure, elles me font penser à des combats sauvages tels qu'on les présente dans les documentaires animaliers : Un tigre s'attaque à un crocodile... Une troupe de lions poursuit un rhinocéros... Vous voyez où je veux en venir ! L'issue de ces combats à mort repose sur une kyrielle de facteurs. Si le tigre et le crocodile s'affrontent dans l'eau, je parie sans hésiter sur le crocodile. Mais sur la terre ferme, le tigre fait figure de favori.
Abordons donc maintenant les facteurs qui affectent l'issue d'un affrontement dame-deux tours...
1. La sécurité du roi
C'est le facteur-clef. La simple possibilité d'une attaque contre le roi adverse fait immédiatement pencher la situation en faveur de la dame.
Je vous propose ci-dessous un exemple impressionnant issue d'une partie récente de Ding Liren. Il est clair que le roi noir est potentiellement vulnérable, et la dame en h6 est bien placé pour le mettre sous pression.
Trouvez comment le génial GMI chinois a profité de la situation !
Quelle étrange tactique, pas vrai ? La plupart du temps, une combinaison sert à mater ou à gagner du matériel. Celle-ci, en revanche, a juste permis d'entrer dans une position déséquilibrée. C'est tout ! Cette partie prouve tout le talent et la compréhension du jeu de Ding Liren, qui a évalué avec justesse la position après l'échange.
Observez à quel point les tours noirs sont impuissantes face à la dame blanche !
2. La coordination des tours
Si les tours sont harmonieusement coordonnées et que le roi est en sécurité, la dame n'a quasiment aucune chance de vaincre. Les tours finiront invariablement par attaquer la même cible, et la dame seule ne suffira pas à la protéger.
Vladimir Kramnik est passé maître dans ce type de finales, comme il l'a prouvé dans ces deux parties-références :
3. Les pions passés
Dans ce type de positions, les pions passés sont généralement des facteurs décisifs. Dans la partie suivante, par exemple, les tours blanches ne peuvent pas lutter contre les deux pions passés connectés soutenus par la dame.
La dame, en revanche, peut lutter contre deux pions passés connectés, mais uniquement si le roi adverse est vulnérable. J'en veux pour preuve cette partie dans laquelle Vishy Anand parvient presque à résister à Anatoly Karpov dans une finale ô combien compromise :
Certes, il est difficile pour une dame seule d'affronter deux tours, mais l'apport d'autres pièces peut changer la situation du tout au tout. Je me rappelle que la partie ci-dessous m'a fait très forte impression lorsque je l'ai analysée pour la première fois.
Comment évaluer cette position ? Comme la plupart des joueurs, je suis initialement parti du principe que, comme les noirs allaient récupérer le pion c4, le matériel serait bientôt équilibré (dame+pion = deux tours). Par conséquent, la position me semblait à peu près égale.
Grossière erreur, comme nous l'a prouvé Bobby Fischer ! En réalité, les noirs sont gagnants. A vous de trouver comment !
Bien qu'il ait raté le gain le plus rapide (comme il le confesse lui-même dans ses notes), le champion américain n'a jamais douté du résultat de cette partie.
Les positions présentant des déséquilibres matériels ne sont pas faciles à maîtriser. J'espère que cet article vous aura permis d'en comprendre certaines subtilités et vous inspirera dans vos futures parties !