Les échecs sont-ils un sport, une science ou un art ?
Quand nous apprenons les règles du jeu et commençons à déplacer les pièces, nous ne nous soucions pas de la question introduite par le titre de cet article.
Nous aimons juste essayer de faire des parties, un point c'est tout ! Mais presque toute personne ayant pratiqué le jeu des rois pendant longtemps va un jour ou l'autre se demander : "Que sont les échecs ?"
La réponse dépend du moment où cette question intervient. Par exemple, après les départages du Championnat du Monde de l'an passé, la réaction à chaud de Fabiano Caruana, après le cinglant 0-3 encaissé, aurait pu ressembler à quelque chose dans ce goût là : "Les échecs ? Magnus, arrête-toi, j'en ai assez comme ça."
Blagues à part, je crois que c'est le grand Mikhail Botvinnik qui a défini notre jeu comme un cocktail de sport, d'art et de science.
Et à mon humble avis, il avait tout à fait raison ! Si beaucoup de gens considèrent que les échecs ne sont qu'un élément de cette dite triade, en réalité, nous les vivons tous à travers nos différentes vies échiquéennes.
Pour les débutants, l'unique problématique se résume à gagner ou perdre en raison de leur incapacité provisoire à apprécier pleinement la beauté du jeu. Quand nous étoffons nos connaissances et acquérons de l'expérience, en lisant des livres, travaillant avec des bases de données et des moteurs d'analyse, aux échecs vient alors se greffer l'étiquette de science. Pour moi, en tant que joueur à la retraite, les échecs sont devenus un art.
Il n'est donc pas surprenant que les gens puissent voir le même jeu d'une manière absolument différente. Prenons par exemple une partie récente de la Coupe du Monde.
Un de mes étudiants a suivi l'événement de très près, il connaissait la plupart des résultats mais ne se souvenait d'aucune partie. Pour lui, celle-ci scellait simplement le succès de Ian Nepomniachtchi dans son match face à son compatriote. Il est, en effet, très impressionnant de voir comment le grand maître russe a géré une situation où une nulle lui suffisait pour se qualifier. Après avoir gagné la partie précédente, il aurait pu opter pour une approche solide au lieu de quoi, il s'en prit directement au roi adverse et décida de l'issue de la partie par une jolie combinaison.
Pour ceux qui jouent la Défense Est-Indienne et qui aimeraient trouver une arme contre l'ultra-solide (ou devrais-je dire ennuyeux ?!) système de Londres, cette partie représente une piste intéressante pour leurs recherches.
Pour moi, chaque partie (et surtout une bonne partie) est une œuvre d'art. Tout comme les livres et les films, les parties d'échecs nous rappellent nos expériences et nos souvenirs.
Souvenez-vous :
Les souvenirs illuminent les coins de mon esprit
Des souvenirs brumeux et colorés à l'eau de la façon dont nous étions.
Oui, les parties d'échecs peuvent nous remémorer qui nous sommes ou qui nous étions. Prenez celle disputée par Nepomniachtchi : alors qu'elle venait à peine de commencer, des images ont assailli mon esprit pour me ramener plus de 30 ans en arrière lors d'un tournoi inoubliable. Vassily Ivanchuk joue l'échiquier à côté du mien et il est en train de poser les bases d'un véritable chef-d'œuvre stratégique. Il a, pour cela, commencé par surclasser son adversaire dans l'ouverture :
J'ai remarqué qu'Ivanchuk s'écartait légèrement du chemins pris par une partie classique qu'il connaissait sans l'ombre d'un doute par cœur. Voyez-vous, j'ai grandi avec lui, nous avons participé aux mêmes tournois, nous sommes allés aux mêmes camps d'entraînement et nous avons beaucoup analysé ensemble. Alors, croyez-moi, avec sa mémoire fantastique, Ivanchuk avait en tête toutes les parties classiques !
Pouvez-vous trouver les deux coups suivant joués par Korchnoi avec les noirs ?
Quand j'ai vu cette partie pour la première fois, elle m'a fait une très forte impression. Les noirs évitent, à raison, les échanges même si pour se faire ils doivent rapatrier leurs cavaliers au bercail. Bientôt, ce sera au tour des pièces blanches d'être repoussées et de commencer à souffrir du manque d'espace. C'est pourquoi Korchnoi a fait en sorte de garder un maximum de pièces sur l'échiquier !
Voici comment la partie s'est déroulée :
Ivanchuk a capturé le pion b3 et a tapé sur la pendule mécanique de l'époque si fort qu'elle est tombée par terre. A contrario, Lars Bo Hansen était très calme malgré le terrible zeitnot, il a simplement ramassé la pendule avant de la reposer sur la table. En constatant que cette dernière n'avait pas interrompu son inquiétant tic-tac, Ivanchuk s'est rué sur un nouveau pion en jouant Fxa4.
Aussitôt, un froid s'est emparé de la salle de jeu. Les dizaines de spectateurs qui encerclaient la table ne comprenaient pas ce qui se passait. Alors certes, le Baron Munchausen avait réussi à tuer 50 canards d'un coup, mais même lui était incapable de l'exploiter de manger deux pions en un seul coup ! Lars Bo Hansen n'était soudain plus aussi calme : son aile dame venait de disparaître sous ses yeux.
Il était temps pour le directeur du tournoi d'entrer en action, il a regardé l'échiquier, refusant, incrédule, d'imaginer que l'un des joueurs les plus forts du monde pouvait jouer deux coups de suite. Après quelques secondes de silence total, la pièce a été secouée par des rires chaleureux, sortant le directeur du tournoi de sa stupeur qui interrompit logiquement la partie. Quand l'ordre a été rétabli, j'ai quitté la pièce, la position des blancs était complètement désespérée et il n'y avait plus rien à regarder.
Environ 30 minutes plus tard, je suis retourné dans la salle pour vérifier les résultats de la ronde et j'ai vu la position finale de la partie d'Ivanchuk sur l'échiquier de démonstration.
Le résultat de la partie affichait le partage des points, j'ai donc signalé l'erreur à la personne en charge des échiquiers de démonstration mais elle m'a assuré que la partie s'était soldée par la nulle.
"Mais les blancs peuvent abandonner !" ai-je pensé. Je ne comprenais toujours pas ce qui se passait.
"Je ne sais pas", répondit le type de l'échiquier de démonstration, "Ivanchuk a juste proposé nulle." De retour à l'hôtel, j'ai vu Ivanchuk et je lui ai demandé pourquoi il avait offert la nulle dans une position complètement gagnante. Il m'a répondu : "Je n'ai pas besoin de victoires comme ça" et il est parti sans plus d'explications.
Comme vous pouvez le voir, selon qui l'on est, regarder la partie entre Tomashevsky et Nepomniachtchi ne nous ouvre pas les mêmes perspectives et ressentis. Les gens axés sur les résultats se contenteraient d'enregistrer le fait que Nepomniachtchi a éliminé son adversaire et s'est qualifié pour le tour suivant. Les esprits curieux exploreraient leur base de données et trouveraient les parties de Korchnoi et d'Ivanchuk, dont ils pourraient tirer une arme intéressante contre le système de Londres. Pour moi, cette partie a fait office de machine à remonter le temps et m'a ramené à l'époque où l'herbe était définitivement plus verte !
Alors que sont les échecs pour vous ? Faites-le nous savoir dans les commentaires !