La partie du siècle !
Le 9 mars 1943, vient au monde à Chicago, Bobby Fischer. Élevé uniquement par sa mère Regina, il apparaît surdoué dès le plus jeune âge comme en témoignent ses tests de QI qui lui attribueraient un score de 180 ! Contrairement à ce que l'on pourrait supposer, Fischer ne connaît pas un succès immédiat aux échecs. Seul enfant dans le monde d'adultes du club de Brooklyn, il commence même par perdre beaucoup de parties. Son premier entraîneur, Carmine Nigro, président du club et musicien, joue un rôle décisif dans l'amour de Bobby pour le jeu. C'est d'ailleurs contre le fils de ce dernier en finale du tournoi des enfants qu'il remporte sa première médaille à l'âge de 9 ans. Il décrira plus tard ce moment comme l'un des plus grands frissons de sa carrière. De quoi relativiser un titre de champion du monde ! À partir de là, sa passion dévorante lui permet de progresser à toute vitesse jusqu'à son titre de champion des États-Unis junior, à seulement 13 ans. Trois mois plus tard, il dispute "la partie du siècle" qui lui vaudra de faire la une de tous les magazines spécialisés de l'époque.
Octobre 1956. Bobby monte deux marches à la fois les escaliers recouverts d'un tapis rouge du club d'échecs Marshall et entre dans le grand hall. Ce n'est pas sa première visite. Le jeune Bobby a pris l'habitude de fréquenter ce lieu de légende où l'ont précédé les champions du monde Alekhine et Capablanca, avec le sentiment enivrant d'être à sa place. Il ne le sait alors pas encore mais cette soirée-là, il va écrire sa propre page dans l'Histoire des échecs.
Bobby aussi débraillé qu'il est talentueux, débarque donc, t-shirt, baskets et pantalon froissé dans une salle de jeu digne d'un décor de cinéma. De quoi scandaliser à répétition Caroline Marshall, la veuve du champion américain Frank (27 années durant !) et directrice de longue date du Club. Ses multiples mises en garde et menaces d'exclusion envers l'adolescent s'il ne fait pas un effort vestimentaire ont autant d'effet qu'une mouche tsé-tsé sur un narcoleptique. Ce caractère (trop ?) têtu suivra Bobby toute sa carrière.
Nous sommes à la septième ronde d'un tournoi sur invitation, le Rosenwald Memorial, nommé d'après son sponsor, un important collectionneur d'art et mécène des échecs. Bobby dispute la compétition la plus relevée de sa jeune carrière, ses onze rivaux figurant parmi les joueurs américains les mieux classés. Son adversaire du soir est le professeur d'université Donald Byrne, un maître international, ancien champion des États-Unis, au jeu réputé agressif. Cheveux noirs, élégant dans son discours et sa tenue, Byrne, âgé de 25 ans, toujours une cigarette entre deux doigts dans un style très aristocratique, fait figure de grand favori.
En effet, Bobby n'a jusqu'alors pas gagné la moindre partie et n'a sauvé que 3 nulles, il semble cependant monter en puissance. Affublé des pièces noires, il opte pour une approche alors atypique la Défense Grunfeld.
Faute d'avoir parfaitement mémorisé la théorie, Bobby est contraint de réfléchir à chaque coup et se retrouve rapidement en difficulté au temps. De plus en plus nerveux, il se ronge les ongles, tripote ses cheveux, s'assoie sur ses jambes repliées - à la manière d'un MVL pas encore né ! - s'agenouille sur sa chaise et ne cesse de gesticuler. À l'inverse, Byrne vient de battre Samuel Reshevsky, le Grand Maître américain le plus fort du tournoi, autant dire qu'il évolue en pleine confiance !
Sentant la pression latente, les spectateurs commencent à se rassembler autour de l'échiquier, et chaque fois que Bobby se lève pour aller dans la minuscule salle de repos à l'arrière du club, il doit presque se frayer un chemin à travers la mêlée. Cela perturbe sa concentration ce dont il se plaindra aux organisateurs à posteriori. Prémices des exigences du futur champion qui finiront bien des années plus tard par lui coûter sa couronne mondiale.
Toujours est-il que malgré la chaleur étouffante, Bobby est inspiré. Après seulement onze coups, il prend comme par magie les commandes de la partie grâce à un premier éclair de génie :
"Qu'est-ce qu'il fabrique ?" "C'est une gaffe ou un sacrifice ?" tels sont les murmures qui circulent dans les travées. Des murmures qui ne cessent de grossir à mesure que la brillance du coup imprime le cerveau des spectateurs. La partie se poursuit donc sous le joug du garçon mais il ne lui reste plus que vingt minutes pour atteindre le 40ème coup, synonyme de rajout de temps, or seulement 16 ont été joués. C'est alors qu'il prend conscience d'une ressource extraordinaire qui balaye son appréhension de la position. Et s'il laissait à Byrne la possibilité de capturer sa dame ? Si, par ce sacrifice, ses pièces mineures se mettaient à rayonner de mille feux ? L'idée de ce coup germe progressivement dans l'esprit de Bobby jusqu'à devenir une évidente nécessité.
Byrne n'a d'autre choix que d'accepter l'offrande (voir l'analyse complète de la partie ci-dessous) sous peine de se faire mater. Bien que la partie soit loin d'être terminée, la stupeur saisit l'assemblée :
"Impossible ! Byrne est en train de perdre contre un gamin de 13 ans !".
Bobby assène ses coups suivants avec conviction, sûr de sa force. Son innocence a disparu, il ne montre que peu d'émotion et reste à présent assis, tranquille, envoyant fléchettes empoisonnées les unes après les autres.
Au 41ème coup, après cinq heures de jeu, Bobby se saisit de sa tour de sa main droite devenue tremblante au moment de conclure, l'abaisse en face du monarque ennemi et annonce "Mat !". Son adversaire, amical, se lève et lui serre la main. Tous deux sourient, Byrne sait déjà que même s'il a perdu, il vient de disputer une partie qui marquera l'Histoire. Les quelques spectateurs ayant veillé jusqu'à l'issue, applaudissent, au grand dam des autres joueurs du tournoi en plein zeitnot pour qui seule compte leur propre histoire. "Chut ! Silence !". Il est minuit. New-York s'endort.
Hans Kmoch, l'arbitre du tournoi a précieusement conservé la feuille de partie notée de la main du vainqueur. Ce fort théoricien, à la renommée internationale, a livré son ressenti sur ce moment dont il a été le témoin privilégié :
"Un chef-d'œuvre joué par un garçon de 13 ans contre un adversaire redoutable... La performance de Bobby Fischer brille par son originalité."
Quelques années plus tard, Bobby signera une autre partie magistrale contre... le frère de Donald Byrne, classé lui aussi parmi les meilleurs joueurs américains. Découvrez en bonus notre analyse de la mise en pièce de la fratrie Byrne :
Sources : Wikipedia, Frank Brady, ChessWorld Magazine, Chessbase.