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Et toi, tu vois combien de coups à l’avance ?

Et toi, tu vois combien de coups à l’avance ?

louisathomas
| 145 | Pour les débutants

En discutant avec une amie, j’ai mentionné mon intérêt grandissant pour les échecs. « Tu es forte ? » m’a-t-elle demandé. J’ai souri, persuadée qu’il s’agissait d’une invitation tacite à une petite partie.

 « Non, je ne joue pas », m’a-t-elle répondu, à mon grand dam. « Je me demandais juste combien de coups tu voyais à l’avance ? »

« Ça dépend de la situation… » J’ai commencé à lui expliquer, mais son regard acerbe m’en a dissuadé. Sur son visage plein de pitié, on pouvait lire : « tu ne dois pas être très forte… »

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Et c’est vrai, je ne suis pas très forte. Mais pas pour la raison qu’elle imaginait. Elle aurait voulu que je réponde quatre coups, six coups, ou dix coups. Et je ne lui en veux pas. C’est une idée que l’on entend souvent : La valeur d’un joueur d’échecs se mesure au nombre de coups qu’il peut calculer. Ces déclarations à l’emporte-pièce sont d’ailleurs bien souvent l’apanage de non-joueurs. Le jeu d’échecs ne jouit peut-être pas d’une vaste popularité auprès du grand public, mais il continue à nourrir nombre de métaphores. Un bon entraîneur de football ? Un excellent joueur d’échecs, qui voit toujours un coup plus loin que ses adversaires. Un général de première classe ? Un Grand Maître, sans aucun doute. C’est un cliché vivace, particulièrement dans les médias américains : « Untel joue aux échecs, tandis que son adversaire joue aux dames. » ou encore : « sur l’échiquier politique mondial, les grands leaders doivent voir sept coups à l’avance. » 

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J’ai entendu celle-ci à la radio hier. « Pourquoi sept ? » me suis-je demandée. « Pourquoi ne pourrait-on pas résoudre tel ou tel conflit géopolitique par un mat en deux ? »

Cette métaphore est désastreuse, et même dangereuse, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les échecs sont un jeu de stratégie dans lequel le mensonge et la chance n’ont aucun rôle à jouer, tandis que les conflits internationaux sont incertains, chaotiques, et récompensent souvent les bluffeurs. Mais ce n’est pas comme cela qu’on joue aux échecs ! Selon cette logique, on pourrait mesurer la force d’un joueur au nombre de coups qu’il peut calculer dans une position donnée. Quelqu’un qui peut calculer six coups serait donc meilleur que celui qui ne peut en calculer que quatre, et celui qui pourrait en calculer neuf aurait l’avantage sur celui qui n’en calcule que six.

Avant de jouer aux échecs, je suivais cette logique. Un Grand Maître devait voir, disons… dix coups à l’avance ? Vingt, peut-être ? Je n’en avais aucune idée, mais ce devait être impressionnant.

Bien sûr, les échecs sont un jeu de calcul. L’ordinateur nous le prouve grâce à sa force brute, qui lui permet de calculer des centaines de millions de coups par seconde.

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Il parvient à visualiser la conversion de très légers avantages avec une grande profondeur. Et pour nous autres humains, le calcul est également la base du jeu. Regarder un Grand Maître convertir un mince avantage positionnel en victoire est une expérience à couper le souffle. Même un joueur modeste peut transformer un simple pion en or, et l’emporter. Evidemment, calculer mentalement le mouvement des pièces est primordial, et les champions le font mieux que quiconque. Mais ça ne remplace pas une analyse en profondeur de la position. Être capable de calculer onze coups à l’avance ne sert à rien lorsqu’une suite forcée vous mate en quatorze !

C’est l’un des défis les plus fascinants de ce jeu : l’équilibre entre l’intuition et le calcul. Une longue partie commence par une petite. Plus je joue, mieux je m’entraine, et mieux je reconnais les motifs tactiques et les positions thématiques déjà rencontrées. J’apprends progressivement à anticiper les coups forcés, ceux que l’on doit absolument trouver sous peine de défaite. (J’aurais dû dire à mon amie que j’étais capable de calculer une ligne forcée à l’infini !) Les très forts joueurs, bien sûr, n’ont même pas besoin d’y réfléchir consciemment. Ils possèdent une base de données mentale contenant des dizaines de milliers de positions, acquise grâce à des années d’expérience. Et pas seulement la leur ! Un simple coup d’œil sur une position issue d’une partie d’un autre Grand Maître, et ils peuvent vous indiquer la date de la partie et son résultat.

Ils identifient immédiatement les points de tensions, repèrent les dangers et les attaques imminentes. Ils savent quelle faiblesse résultera d’une poussée de pion, quelles pièces travaillent le mieux ensemble, quelles cases sont bonnes, et quelles diagonales sont dangereuses. D’un simple coup d’œil, ils sont capables de faire danser un cavalier d’un bout à l’autre de l’échiquier.

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Nul besoin de regarder tous les coups légaux dans la position. De toute façon, ce serait impossible. Il existe des centaines de milliards (et même plus) de continuations possibles. Leur intuition et leurs connaissances préalables leur permettent d’isoler rapidement une liste de coups candidats. Ils peuvent ensuite commencer à calculer. Ils maximisent ainsi leurs menaces tout en minimisant les risques.

Et moi ? Bof. Je ne peux pas me permettre de jouer à l’instinct, sous peine de gaffer ma dame. Je travaille donc ma méthode d’analyse. Au lieu de m’en tenir à quelques coups prometteurs, je tente d’étendre ma liste de candidats. Et au lieu de calculer uniquement les réponses qui me semblent bonnes, j’essaie de calculer le plus de variantes possibles. J’ai trop souvent appris à mes dépends que lorsque l’on ne voit pas le piège tendu par son adversaire, il est déjà trop tard. Avec cette méthode, je tente d’améliorer mon intuition, mais cela prendra du temps. Ma base de données mentale doit être fréquemment mise à jour. En effet, ma mémoire n’est pas très efficace. Pour l’instant, je me contente donc d’un plan souple, de principe. Je travaille ma vision à long terme.

Ce que je voudrais dire à mon amie (encore faudrait-il qu’elle m’écoute !), c’est que parfois, je jette l’éponge. Je calcule sans problème une suite d’une dizaine de (bons) coups, mais je suis incapable d’en évaluer le résultat concret. Il y a quelques jours, j’essayais de trouver la meilleure réponse dans une position donnée : une catalane ou les noirs prennent en c4 avant de s’accrocher au pion en jouant b5. J’ai donc consulté un ouvrage de référence sur la catalane, écrit par Boris Avroukh. Il recommande le coup a4, et propose une liste de variantes. L’une de ces suites dure dix-sept coups. Si l’on joue a4, il faut donc être prêt à l’affronter.

Et ensuite ? Avroukh écrit : « Nous arrivons à une position très compliquée, qui pour être évaluée requiert une analyse très profonde, si tant est qu’elle soit évaluable. » Il lui semble que les blancs sont mieux, mais qui sait ? Parfois, il faut simplement accepter de jouer, et voir où cela vous mène.

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Louisa Thomas est une femme de lettres américaine. Elle est l’auteure de deux livres dont Louisa : The Extraordinary Life of Mrs. Adams. Elle collabore régulièrement au site NewYorker.com. Ancienne rédactrice pour Grantland.com, elle est passionnée par le tennis et les échecs. Louisa est sur Twitter. 

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