Carlsen vs. Giri : la guerre du "trash talk"
Dans un de mes récents articles, j'ai qualifié Magnus Carlsen "de trublion né" et j'ai posé la question : "Qui pourrait oublier les piques qu'ils s'envoient avec Anish Giri sur Twitter ?" Notre champion du monde ne nous déçoit jamais. Le lendemain même de la publication de mon article, nous avons pu assister aux échanges suivants sur le réseau social :
Can he elaborate what type exactly? Writing down here.
— Anish Giri (@anishgiri) May 21, 2020
Carlsen déclare que c'était un bon choix psychologique de la part de Dubov et admet qu'il ne se sent pas à l'aise dans ce genre de positions : "Dubov sait probablement dans quel type de positions il peut me surpasser."
Peut-il préciser ledit type ? Je suis prêt à prendre des notes.
Ouch- reminding me of Julio is below the belt! 🤣
— Anish Giri (@anishgiri) May 22, 2020
Anyway, no more horse blunders in the knockout, Pepega! Rooting for you!🔥💪
Cela signifie que je ne me sens pas dans mon élément quand mon adversaire adopte le style de Julio Granda.
Ouch. Me reparler de Julio est un coup bas ! De toute façon, finies les boulettes de cavaliers en zeitnot ! Prêt à t'encourager !
J'espère qu'un jour sera publié un recueil de tous ces échanges virtuels entre ces deux grands joueurs. Outre son évidente valeur de divertissement, un tel livre pourrait aussi être riche d'enseignements sur le jeu en lui-même. Voyons par exemple de quoi Carlsen et Giri discutent dans ce tweet particulier. Voici la partie qui a déclenché cette bagarre :
Cette partie restera gravée dans la mémoire des gens pour l'erreur invraisemblable qui la conclut. C'est à cela que Giri fait référence quand il dit : "Finies les boulettes de cavaliers en zeitnot". Mais pour comprendre la véritable signification de "ce type de positions" ou du "style de Julio Granda", il faut connaître un peu d'histoire des échecs.
Pour commencer, revenons 74 ans en arrière. Le monde se remettait tout juste de la terrible guerre quand un des premiers événements échiquéens internationaux a vu le jour : le match Moscou-Prague ! Comme vous pouvez vous en douter, peu de suspens entourait ce duel puisque l'équipe moscovite et ses Grands Maîtres aurait pu prétendre à remporter les Olympiades donc affronter une "simple" ville avait des allures de formalité. Ce match ne serait donc pas resté dans les annales sans les deux parties remportées par David Bronstein, dans lesquelles est née la fameuse Défense Est-Indienne ! Cette ouverture dynamique a connu de nombreuses appellations dans les premières années de son développement : "une ouverture irrégulière", "la Défense Indienne", "la variante Ukrainienne", etc. Les deux joutes de Bronstein ont transformé ce qui était considéré comme une ouverture semi-correcte en une arme redoutable ! Examinons les points clés de cette nouvelle stratégie d'ouverture.
Voici la seconde partie disputée par Bronstein dans ce même match :
Si vous comparez la partie Carlsen-Dubov avec les chefs-d'œuvre de Bronstein, vous pourrez remarquer de nombreuses similitudes : le même "pion d6 trop faible", selon Alekhine, s'est avéré ne pas l'être tant que ça, la poussée du pion h qui a rendu la position du roi blanc vulnérable, le puissant Fg7, etc. Cela vous éclaire donc sur le type de positions dont Carlsen et Giri ont débattu sur Twitter.
Le dernier mystère que nous devons résoudre est la référence au "style de Julio Granda". Je n'ai joué contre le Grand Maître péruvien qu'une seule fois, mais j'ai toujours respecté son talent unique. Bien qu'il n'ait jamais été un véritable joueur d'échecs professionnel (il s'est même retiré du jeu pendant quelques années pour s'occuper de sa ferme), il pouvait battre presque n'importe qui dans ses bons jours. Il a toujours eu une vision particulière des échecs et a réalisé de nombreuses parties exceptionnelles. Que voulait dire alors Carlsen en évoquant le "style de Julio Granda" ? Par chance, la profondeur des bases de données modernes nous aide à répondre à cette question à la lumière de la partie suivante :
Il s'avère en effet que Granda a battu Anish Giri dans exactement le même type de position que celle où Carlsen s'est incliné contre Dubov. Cet épisode nous donne une nouvelle occasion d'admirer les connaissances abyssales de Carlsen. Se souvient-il vraiment de toutes les parties de Grands Maîtres, ou porte-t-il une attention toute particulière à celles disputées par son "frère-ennemi" Giri ? Cela constitue aussi un bel exemple de la présence du karma aux échecs, le trait d'humour de Giri lui étant revenu en pleine figure, à la façon d'un boomrang.
Avec tout cela, j'ai hâte d'assister au prochain round du match Carlsen vs. Giri sur Twitter !