Carlsen, Fischer et Capablanca avaient-ils tort ?
Certaines parties jouées par des légendes du jeu contiennent des nouveaux concepts si impressionnants qu'elles deviennent instantanément cultes. Puis le temps passe, et ces concepts deviennent des axiomes échiquéens. Selon Wikipédia, "en philosophie classique, un axiome est une proposition considérée comme évidente, admise sans démonstration." Et c'est exactement le cas des axiomes aux échecs. Prenons par exemple cette partie, dans laquelle Bobby Fischer joue l'un des coups les plus célèbres de sa carrière :
Ces commentaires de Garry Kasparov, issus de Mes grands prédécesseurs expliquent pourquoi Fischer a choisi d'échanger son magnifique cavalier c5 contre le "mauvais" fou d7. Il précise fort justement qu'à l'époque, un tel échange était très rare. Mais après cette partie, ce concept s'est progressivement intégré à l'inconscient échiquéen collectif.
Pour être honnête, lorsque j'ai vu pour la première fois cette partie dans ma jeunesse, l'idée d'échanger un bon cavalier contre un mauvais fou m'a semblée peu naturelle, et je ne suis jamais parvenu à l'utiliser dans ma pratique. En outre, lorsque j'analyse cette partie avec mes élèves, je précise bien que dans cette position précise, je jouerais effectivement Cxd7 car je "sais que c'est le meilleur coup", mais dans une position similaire mais légèrement différente, je ne proposerais jamais un tel échange !
Récemment, j'ai découvert par hasard un extrait d'Intellectual Chess, un livre du GMI Viacheslav Dydyshko. Il y analysait la partie ci-dessus et annotait le coup 22.Cxd7 "?!", ce qui signifie "coup douteux" ! Après avoir parcouru toute son analyse (visiblement réalisée avec l'aide d'un module), j'ai ressenti un grand soulagement : mon traumatisme d'enfance n'était pas infondé. Le peu naturel Cxd7 n'était finalement pas si bon ! Jugez-en par vous-même : En premier lieu, il permet aux noirs d'activer leurs pièces.
Dans toutes les variantes proposées par Dydyshko, le pion d4 passé, bien soutenu par le cavalier, créé nombre de menaces pénibles pour les blancs. Et cette activation noire aurait été impossible si Fischer n'avait pas échange son beau cavalier c5. En outre, les blancs avaient un moyen beaucoup plus limpide de convertir leur avantage, comme le montre le GMI biélorusse :
Cette révélation m'a amenée a revisiter un autre grand classique qui me turlupinait depuis l'enfance, pour les mêmes raisons que la partie Fischer-Petrossian.
Vous aurez remarqué que dans ses annotations, Aaron Nimzowitsch ne mentionne même pas l'étrange 23...Cxd3. Même son de cloche de la part de José Raúl Capablanca en personne dans Ma carrière échiquéenne. Ce coup paraissait sans doute si naturel à ces géants des échecs qu'ils n'ont pas ressenti le besoin de l'expliciter, mais à mes yeux, il est incroyablement laid. Inspiré par les recherches de Dydyshko, je lançait donc mon ordinateur. Et sans surprise, celui-ci déteste le coup de Capablanca !
Voici la dernière partie de Magnus Carlsen. Il y suit les traces de ses grands prédécesseurs en échangeant son magnifique cavalier c4 contre le très mauvais fou e3 :
Cet article n'a pas pour but de critiquer Carlsen, Fischer, ou Capablanca (qui sont sans doute les plus purs génies de l'histoire des échecs), mais de remettre en cause un mode pensée. Si un concept échiquéen vous semble étrange, si vous ne parvenez pas à le comprendre, ne l'acceptez pas comme un axiome ! Ce n'est pas parce que le champion du monde a joué un coup qu'il est forcément bon. A notre époque, nous avons tous la chance d'avoir un ami fiable, toujours prêt à donner un coup de main, et incroyablement fort aux échecs. Alors n'ayez pas peur de cliquer sur ce bouton, et laissez l'ordinateur vous montrer la voie !